17 juin 2010

Cannes 2010

CANNES 2010

Cette année, le Festival paraissait un peu morose, et le temps était souvent médiocre.
Il faut dire que nombre de cinéastes dont nous attendions beaucoup n’ont pas présenté leur meilleur film que ce soit Bertrand Tavernier, Takeshi Kitano, Abbas Kiarostami, Daniele Luchetti, et même Ken Loach. Les deux anciens Manoel De Olivera (102 ans) et Jean-Luc Godard (80 ans) étaient fidèles à eux-mêmes. La Palme d’or décernée à un film thaïlandais Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures a surpris, le réalisateur Apichatpong Weerasethakul n’étant connu que de quelques cinéphiles.
Les cinéastes français s’en tirent bien. Mathieu Almaric nous a présenté sa rigolote Tournée de strip-teaseuses américaines (le film est actuellement dans les salles) et Xavier Beauvois le dramatique Des hommes et des dieux sur des moines assassinés en Algérie en 1996. Ces deux films sont logiquement au palmarès.
Côté cinéma latino-américain le nombre et la qualité étaient au rendez-vous. Pas moins de sept films étaient en compétition officielle. Biutiful, le denier film du cinéaste mexicain Alejandro González Iñárritu, se déroule à Barcelone. Il raconte la descente aux enfers d’Uxbal (magnifique Javier Bardem qui a obtenu le prix d’interprétation ex aequo pour son rôle), qui vit de l’émigration africaine (vente à la sauvette de contrefaçons) et chinoise (ateliers clandestins et travail au noir). Il exerce aussi dans les chambres funéraires en communiquant avec les morts. Un jour, il découvre qu’il a un cancer de la prostate. Cela ne va pas simplifier sa vie familiale, déjà bien compliquée. Ce film marque pour le cinéaste une certaine rupture par rapport à ses trois précédents écrits par Guillermo Arriaga. Ici, le récit linéaire se déroule dans une Barcelone grise et pauvre. Il suit l’errance de cet homme perdu, seul face à ses souvenirs et ses angoisses et qui s’enfonce de plus en plus dans le désespoir. "'C’est un homme, dit Javier Bardem, qui intériorise beaucoup ses sentiments. En tant qu’acteur, j’ai voulu montrer qu’Uxbal a connu la corruption, l’exploitation. Il ne veut pas perdre l’amour, ni son dernier souffle de santé. Mais la vie va le pousser dans une autre direction." La sortie du film en France est prévue fin août 2010.
Un nouveau documentaire de Patricio Guzmán est toujours très attendu. Dans Nostalgia de la luz, il s’intéresse comme toujours à la mémoire et au temps. Cette fois, il le fait à partir des observatoires d’astronomie installés dans le désert d’Atacama (Chili). "Mais ce désert est aussi, précise Patricio Guzmán, une véritable porte ouverte vers le passé : il y a des momies, des minéraux rares, des restes d’explorateurs et des corps des disparus de Pinochet. Et tout d’un coup, j’ai compris qu’il y avait là un monde de métaphores. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire le film." Guzmán se tourne vers l‘espace et l’avenir (les étoiles), mais aussi vers ce passé douloureux où le prix de l’indépendance, célébrée cette année, fut celui du sang. Un de ses précédents films s’appelait d’ailleurs La Mémoire obstinée. On pourra voir Nostalgia de la luz en novembre.
Abel est le premier film du comédien mexicain Diego Luna qui commença sa carrière avec Gael Garcia Bernal dans Y tu mama tambien, le premier film d’Alfonso Cuarón. Faute de place dans la salle archi-bondée, je n’ai pas pu voir cette comédie familiale que l’on nous dit sympathique.
5 x favela, por nos mismos (Brésil) est le résultat d’une belle expérience menée par le réalisateur Carlos Diegues. Dans les favelas du nord de Rio, il a créé des ateliers de cinéma. Au bout de quelques années, il a décidé de faire réaliser un film avec de réels moyens professionnels. C’est ainsi qu’ont été choisis sept jeunes réalisateurs pour réaliser cinq histoires à partir de leur propre vie à la favela. La première histoire est celle d’un jeune admis à l’université de droit, qui doit trouver de l’argent pour payer son bus et ses livres. Une autre raconte l’histoire d’un fils qui en a assez de manger du riz et des fayots, et qui veut acheter un poulet… Le film mêle comédie et tragédie loin des stéréotypes de violence des films brésiliens qui se déroulent dans les favelas.

La section Un certain regard présentait trois films latinos.
Carancho de Pablo Trapero (Argentine) parle d’un phénomène typique des grandes villes argentines, les accidents de voiture meurtriers. Ils font la fortune des réseaux mafieux qui engagent des avocats véreux attendant les blessés graves à l’entrée des hôpitaux pour faire signer aux familles des contrats leur donnant tout pouvoir auprès des assurances et obtenant des indemnités qu’ils mettent pour une grande part dans leurs poches. Sosa, surnommé "le Rapace" (remarquable Ricardo Darín, le héros de Dans ses yeux), tombe amoureux d’une jeune urgentiste droguée qui va finalement succomber à ses avances et préparer avec le bel avocat une opération qui doit leur procurer un beau magot. Trapero nous présente ici un thriller maîtrisé plus qu’un film social comme l’étaient Leonora, son film précédent, ou Voyage en famille en 2004.
Los labios est un film argentin coréalisé par Santiago Loza (39 ans) et Ivan Fund (25 ans). C’est leur troisième collaboration. Trois travailleuses sociales sont envoyées en mission dans une région désolée d’Argentine. Elles logent dans un ancien hôpital en ruine. Dans cette région, l’eau est polluée, les enfants souffrent de malnutrition. Petit à petit, elles arriveront à se fondre dans cette communauté laissée au bord de la route. Filmé au plus près des corps, le film ressemble d’abord à un documentaire, avant de s’échapper du réalisme pour s’ouvrir aux sentiments. L’interprétation des trois actrices est parfaite.
Octubre des frères Daniel et Diego Vega est un très beau premier film. Clemente est l’usurier de son quartier comme l’était déjà son père. Il fréquente une voisine très pieuse et aussi des prostituées. L’une d’elles, un jour d’octobre alors que l’on promène dans les rues la statue du Seigneur des miracles, dépose devant sa porte un bébé. La vie de Clemente va en être bouleversée. Un film réalisé par une fratrie (les Taviani, les Coen, les Dardenne) offre toujours une alchimie heureuse qui débouche ici sur l’humour (l’usurier recevant ses clients avec un bébé affamé sur ses genoux) et évite un récit mélodramatique. Après Fausta l’an passé, c’est avec bonheur que l’on parle à nouveau du cinéma péruvien.
- Voir l’interview ci-après.

La Quinzaine des réalisateurs avait sélectionné quatre films.
La mirada invisible (Argentine) est l’histoire de Maria Teresa, une jeune surveillante embauchée au Lycée national en 1982, au moment de la décadence du régime militaire et juste avant le déclenchement de la guerre des Malouines. Elle sera une employée zélée, l’œil invisible qui voit tout. Ingénue, elle observe ce monde qui l’entoure, mais n’a pas conscience de sa réalité. Nous ne sortons pas du lycée, mais nous entendons la contestation au-dehors. C’est la première fois que Diego Lerman aborde la période de la dictature, après deux très beaux films contemporains, Tan de repente (2002) et Mientras tanto (2006). Il fut emballé par Sciences sociales (éditions du Seuil), le roman de Martin Kohan qui sera présent en octobre à Belles Latinas. Ce livre lui permettait de réaliser une fable morale sur fond de dictature, à travers un personnage étranger au contexte, sexuellement réprimé et en quête de lui-même.
La casa muda de Gustavo Hernandez est un curieux film uruguayen , tourné en un seul plan. Une jeune fille et son père arrivent de nuit pour visiter une maison à vendre. Entendant du bruit, le père monte à l’étage et disparaît. La jeune fille est poursuivie à travers la maison. Inspirée d’une affaire réelle, jamais élucidée, cet agréable film d’épouvante n’est pas complètement abouti, l’aspect technique demandant sans doute trop de moyens.
Somos lo que hay de Jorge Michel Grau (Mexique) est aussi un film de genre. Nous sommes dans une famille de cannibales. Le père, qui approvisionnait la famille en prostituées vient à mourir. Le fils ainé, sans expérience, doit prendre la relève, mais il ne rencontre que des homosexuels, que la famille refuse de dévorer ! "Je veux faire voir, déclare le réalisateur, sentir et même goûter la désintégration de la cellule familiale, la violence urbaine, la dévastation sociale, la lutte sans merci que se livrent les minorités pour survivre et se faire entendre… C’est aussi pour moi un moyen de me débarrasser de la violence." On comprend donc que le film est une fable sur la société, mais pas encore vraiment réussie. Ce sera pour le prochain film.

Revolucíon est une série de dix courts métrages mexicains, réalisés à l’occasion de l’anniversaire de la guerre civile en 2010. Il s’agit pour les réalisateurs de montrer ce qu’il reste aujourd’hui de l’Histoire. Par exemple, pour F. Embcke, un joueur de tuba prépare toute la nuit le morceau qu’il jouera avec la fanfare du village lors de la venue d’un personnage politique ; pour A. Escalante, un très jeune couple rencontre un curé pendu par les pieds ; pour C. Reygadas, une réunion familiale tourne plutôt mal… L’ensemble est assez inégal, mais le point de vue intéressant et souvent drôle.
Parmi les quatre courts métrages en compétition officielle, le meilleur était Rosa de Monica Lairana, le portrait d’une femme déjà âgée, hantée par la sexualité. On peut aussi citer Maya de Pedro Pío Martín Pérez (Cuba), filmant la préparation d’un chien de combat.

Terminons par Año Bisiesto, sorti mi-juin, qui a obtenu le prix de la Caméra d’or, décerné au meilleur premier film, toutes sections confondues. Il est réalisé par un cinéaste australien, Michael Rowe, qui vit au Mexique depuis seize ans et qui est aussi auteur de théâtre. Laura, une jeune femme d’origine indienne, accepte une relation sado-maso pour garder son amant. D’après son auteur, "ce film décrit les rapports de pouvoir entre un homme et une femme, mais à bien des égards, c’est aussi une métaphore sur la dichotomie complexe entre bourreau et victime qui se situe, je pense, au cœur même de l’identité nationale mexicaine. Être né ailleurs me donne un certain recul vis-à-vis de la société mexicaine, dont peu de Mexicains jouissent". Tout se passe dans l’appartement de Laura parce que "le foyer est une métaphore de l’âme. Je voulais que le sexe ait l’air réel, mais qu’il soit complètement dénué d’érotisme. Les plans larges et l’absence de mouvements de caméra n’étaient pas là pour ôter tout romantisme ou érotisme à l’action. J’ai simplement voulu montrer l’acte tel qu’il est".
Cette année, le cinéma latino était très bien représenté. Il repart avec deux prix. Bien sûr, les films argentins et mexicains ont dominé, mais nous avons apprécié aussi les films chiliens, uruguayens ou péruviens. Je crois que c’est une très bonne année pour le cinéma latino.

Alain Liatard